SGANARELLE. - Eh, mon Dieu, je sais mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde, il se plaît à se promener de liens en liens, et n'aime guère à demeurer en place. DOM JUAN. - Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j'ai raison d'en user de la sorte? SGANARELLE. - Eh, Monsieur. DOM JUAN. - Quoi, parle? SGANARELLE. - Assurément que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire. DOM JUAN. - Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments. SGANARELLE. - En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites. DOM JUAN. - Quoi? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux: non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs.
Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux, que de triompher de la résistance d'une belle personne; et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. SGANARELLE. - Vertu de ma vie, comme vous débitez; il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre. DOM JUAN. - Qu'as-tu à dire là-dessus? SGANARELLE. - Ma foi, j'ai à dire, je ne sais que dire; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas.
Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. " Molière, Dom Juan, acte I, scène 2. Dom Juan Acte I, 2: Eloge de l'inconstance Commentaire littéraire Présentation: Dom Juan est une comédie en 5 actes écrite en prose en 1665. Molière exploite la vieille légende de Dom Juan qui d'Espagne était passé en Italie puis en France. Molière choisit un sujet en vogue à l'époque où se répand dans la noblesse l'esprit du libertinage. Il ne respecte pas la construction dramatique traditionnelle, la pièce est construite en une succession de tableaux. Ce non respect des règles classiques rend difficile le classement de la pièce dans un registre précis mais par beaucoup d'aspect, c'est une pièce proche du théâtre élisabéthain et du théâtre baroque.
DOM JUAN. - Holà, maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n'aime pas les faiseurs de remontrances. SGANARELLE. - Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m'en garde, vous savez ce que vous faites, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins, sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu'ils croient que cela leur sied bien; et si j'avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement le regardant en face: « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes? C'est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j'ai dit), c'est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie, ce que tous les hommes révèrent. Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde, et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, (ce n'est pas à vous que je parle, c'est à l'autre) pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu'on n'ose vous dire vos vérités?
Jamais je n'ai vu deux personnes être si contents l'un de l'autre, et faire éclater plus d'amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion; j'en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble, le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême, à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j'ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd'hui régaler sa maîtresse d'une promenade sur mer; sans t'en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j'ai une petite barque, et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle. SGANARELLE. - Ha! Monsieur. DOM JUAN. - Hein? SGANARELLE. - C'est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n'est rien tel en ce monde, que de se contenter. DOM JUAN.
Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir.
C - L'art de la parole: tout le discours de Don Juan est argumenté en utilisant les procédés rhétoriques de l'éloge: - Des maximes avec l'utilisation du présent de vérité générale: "tout le plaisir de l'amour est dans le changement", "toutes les belles ont le droit de nous charmer". - Des vers blancs: des alexandrins "la constance n'est bonne que pour les ridicules", "toutes les belles ont le droit de nous charmer", "la beauté me ravit partout où je la trouve". - Des périodes qui sont des longues phrases souvent en crescendo: "on goûte une douceur extrême.. la faire venir". Dans cette période, on observe une symétrie de construction avec l'énumération des verbes à l'infinitif: "à réduire", "à voir", "à combattre", "à forcer pied", "à vaincre". - Le champ lexical de la conquête amoureuse: la comparaison avec Alexandre et les termes "honneur, violence, réduire, combattre, rendre les armes, vaincre, conquêtes, triompher, victoire". Tous ces termes entrent dans le registre épique. C'est avec beaucoup de brio que Don Juan développe cet éloge de l'inconstance dans une rhétorique remarquable.
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